mercredi 11 avril 2012

Les gnous du Capitole (2)

Chose promise, chose due : voici enfin la suite du récit de ma transhumance printanière au milieu d’un petit million de gnous en goguette dans la Cité aux sept collines. Petit résumé de l’épisode précédent: je débarque à Rome avec un petit groupe d’amis pour un weekend de quatre jours, et nous passons les deux premières journées (le jeudi et le vendredi) à arpenter courageusement les ruelles surpeuplées aux trottoirs quasiment inexistants, avec la persévérance grégaire d’un troupeau d’ongulés sauvages migrant dans le delta de l’Okavango à la fin de la saison des pluies.

Pour le samedi, nous avions prévu de visiter les musées du Vatican et la Basilique St-Pierre, puisque la météo avait annoncé un temps frais et maussade. Pourtant, à 9 heures tapantes, lorsque nous émergeons de la station de métro Ottaviano San Pietro - Musei Vaticani et retrouvons le reste du groupe, un grand soleil, tiède et printanier, darde ses rayons matinaux tout droit sur nos pupilles encore ensommeillées après l’obscurité des galeries du métro. Promptement revigorés par cet intermède lumineux, nous nous mettons gaiement en route vers l’État pontifical.

Les gnous au musée du Vatican, dans la Galerie des Candélabres

Malgré l’heure fort matinale, surtout pour les vacanciers que nous sommes, la file d’attente (que nous, naïfs comme des gnous des savanes, pensions pouvoir éviter) à l’entrée du musée est kolossale, s’étirant de l’entrée du musée, sur toute la portion du Viale Vaticano jusqu’à l’angle avec la Via Leone IV, soit environ 400 mètres selon Google Maps. Un peu comme pour entrer au Berghain, sauf qu’à l’entrée, les videurs sont moins tatoués et opèrent une sélection moins drastique. Ach, il va falloir patienter. Et s’il n’y avait encore que cela... toutes les 45 secondes, des types viennent nous proposer, avec une insistance pénible à supporter, des visites guidées dans toutes les langues possibles : espagnol, japonais, russe, ouzbek, swahili, you name it. Car, voyez-vous, les gnous ont de nombreux prédateurs, qui les harcèlent, les persécutent, leur rendent la vie impossible : lions, hyènes, et braconniers. Taons, moustiques et mouches tsé-tsé. Mendiants, guides touristiques autodidactes, vendeurs de vrais sac Vuitton posés à même le sol. La vie de gnou, ce n’est vraiment pas de tout repos.

Un honnête commerçant propose sa marchandise de luxe aux touristes à la sortie du Souk du Vatican
Nous mettons à profit la longue période d’attente pour nous relayer au café du coin qui propose ses produits à un prix étonnamment correct au vu de sa localisation hautement stratégique. En plus, cette pause offre un répit salutaire loin des nuées de marchands du Temple. Dans le petit boui-boui qui ne paye pas de mine, je mobilise mon meilleur italien pour réclamer au cafetier «un caffè molto, molto lungo per favore, sono un turista», et me fais servir ce qui dans le reste du monde passe pour un petit expresso bien serré de sagouin... Eh bien voilà, on arrive à quelque chose ! Après un jour et demi à Rome, j’ai fini par piger qu’il n’est pas prudent ni raisonnable de commander un caffè sans davantage de précision, sous peine de recevoir un mini-shot d’une décoction ultra-concentrée qui râpe méchamment la gorge, décape l’œsophage puis fait des trous à l’estomac. La veille encore, j’avais cru ruser en commandant un «espresso doppio», ce qui a eu pour conséquence de me faire servir une double ration de l’improbable breuvage qui fait bobo au tube digestif sur toute sa longueur. Tout ça pour le double du prix. Epic fail.
Les gnous dans la Galerie des Cartes Géographiques
Enfin, nous franchissons en masse les portes du parc national musée, notre but de la matinée : un troupeau de visiteurs mugissant de plaisir se déverse à l’intérieur du musée du Vatican, un espace qui dépasse très vite toutes mes espérances. Nous avons eu tout à fait raison de payer un supplément de 7€ pour les audio-guides, ils en valaient largement la peine. Il y a tellement de choses à voir dans les onze musées du Vatican que je leur consacrerai un billet ultérieurement, si j’en trouve le temps et l’énergie. L’idée, en gros, c’est de visiter une succession de salles et de galeries plus somptueusement décorées les unes que les autres, et de découvrir dans chaque salle une impressionnante collection de peintures de maîtres, couvrant huit siècles, de la période gothique jusqu’au XXème siècle, avec bien sûr une certaine prépondérance de l’époque de la Renaissance. L’audio-guide tourne à plein régime : «Ici, dans les Salle des Signatures, le pape Grégoire VI avait l’habitude de rédiger et de signer ses bulles pontificales». «Aaaaah !» «Ici, dans la salle des Loges de Raphaël, le pape Urbain IX venait prier Saint-Augustin tous les quatre ans, le 29 février». «Oooooh !» «Dans le salon Sobieski que nous découvrons actuellement, le pape Jean XIV a définitivement statué que les femmes possédaient effectivement une âme, mettant ainsi un terme à 845 ans de controverse enfiévrée au sein de l’Église». «Ouaaaaaah !» «Dans la petite salle Borgia, somptueusement décorée de quatre fresques monumentales de Giotto, étaient installés les pots de chambre du pape Léon X». «Trop fooooort !» Et ainsi de suite.

Une des nombreuses tapisseries monumentales qui ornent certaines salles du musée

Nous (à savoir mes amis et moi) avons mis plus de trois heures à visiter cet espace incroyable, et encore, en pressant le pas sur les dernières salles avant la Chapelle Sixtine et après avoir pris un raccourci pas tout à fait licite... C’était tellement fascinant qu’on en oublierait presque les milliers de gnous autour de nous.

Les gnous à la Chapelle Sixtine
Vient le moment où nous pénétrons enfin dans la Chapelle Sixtine. Cela faisait à peu près deux heures que nous suivions des panneaux indiquant Cappella Sistina, en traversant toujours plus de pièces et de galeries aux somptueuses fresques. À ce moment de la visite, nous commencions tous à flancher, submergés par une si grande abondance d’art monumental et de symboles philosophiques et religieux des siècles passés. Par conséquent, pendant une minute ou deux, lorsque nous nous retrouvons dans cette vaste pièce sombre, aux immenses murs couverts d’une nouvelle série de fresques, nous ne réalisons tout de suite où nous sommes vraiment. Mais au bout d’un moment de flottement, nous repérons la fameuse peinture représentant la Création de l’Homme, assez discrète au milieu de toutes ces autres peintures monumentales qui ornent la voûte, et alors nous percutons enfin : oui, nous sommes bien en plein milieu de la Chapelle Sixtine de sa race! Enfin! Pareil, j’y reviendrai (peut-être) dans mon billet à venir sur le musée du Vatican. C’est vraiment un endroit unique au monde.

La moitié du plafond de la Chapelle Sixtine
Après une bonne demie-heure à scruter les fresques, à les photographier dans tous les sens, à nous tordre le cou dans des positions surnaturelles, à percuter d’autre gnous nez en l’air comme nous, nous quittons la Chapelle Sixtine. Il est bientôt 14 heures, la faim et la soif se rappellent à notre bon souvenir. Et puis, à ce stade, nous commençons à en avoir plein les bottes, de ces chefs d’œuvre de la Renaissance italienne, ces chérubins ailés, ces corps parfaits à la musculature pire que dans Men’s Health, ces reliefs dorés, ces têtes auréolées et couronnées de gloire, ces saints suppliciés... N’en jetez plus. Il est temps de s’accorder une pause.

Nous parvenons à une agréable cour arborée et fleurie qui sépare plusieurs bâtiments des Musées du Vatican : au lieu des senteurs de laurier et de jasmin, une alléchante odeur de pizza prosciutto e funghi parfume l’air. Après trois heures de spiritualité catholique à haute dose et d’exploration des plus hautes sphères du génie artistique de la Renaissance, nous voilà ramenés dans le monde des mortels par l’odeur du graillon... Je craque pour une part de pizza et la savoure sur une terrasse ensoleillée avec mes amis. Est-ce un avant-goût du Paradis ? Ce serait sûrement le cas s’il n’y avait pas eu environ 15 gnous se disputant chaque chaise disponible au soleil.

Un garde suisse solitaire devant l'une des entrées de la Basilique

Après un bon déjeuner, certes quelque peu expédié, sous l’œil peu amène de congénères affamés et impatients de récupérer nos sièges, nous nous mettons en route pour la Basilique Saint-Pierre, complètement à l’autre bout du «pays», ce qui représente à peu près quatre minutes de marche.

Sans surprise, la Basilique est imposante avec ses volumes titanesques, ses marbres polychromes, ses ors qui brillent encore plus qu’un clip de Lil Wayne. Ça en met plein la vue, mais ce n’est pas trop mon style. La partie de la visite que j’ai préférée est l’ascension de la coupole, et surtout, la vue de tout là-haut sur le reste de la ville. La montée dans le dôme n’est pas particulièrement difficile. Les visiteurs ont le choix entre l’ascension bon marché (5€), uniquement par l’escalier, soit environ 550 marches, et l’ascension «confort», pour un supplément de 2€, qui donne accès à l’ascenseur, mais... il reste tout de même 320 marches à monter (ha ! ha !) par de petits escaliers sinueux et étroits. Les murs de part et d’autre de l’escalier épousent distinctement la forme de la coupole, ainsi, il n’est même pas possible de se tenir à la verticale. C’était rigolo et vite passé en fin de compte. Le superbe panorama sur la ville qui a récompensé nos efforts en valait largement la peine. Là-haut, la foule de gnous était un peu plus clairsemée, et la brise, vivifiante.

Une mouette, et la vue de la Place St-Pierre

Après toutes les émotions de la journée, nous revenons à l’hôtel nous accorder un peu de repos, puis repartons dîner au célèbre restaurant «Dar Poeta» à Trastevere. L’endroit est très connu et les tables sont réservées longtemps à l’avance. Cependant, le personnel est du genre sympa et arrive parfois à trouver une solution. Je crois bien que les serveurs de ce restaurant étaient les premiers Romains vraiment très sympas que nous ayons rencontrés, au bout de trois jours dans la capitale italienne. Et les antipasti (et tout le reste) ont largement tenu leurs promesses. Après ce dîner, nous tâchons de profiter de la notte et écumons les bars surpeuplés autour de la Piazza Trilussa. Je repense quelque peu au quartier du Marais, je ne sais pas pourquoi. Notre nuit de bringue se trouve malheureusement raccourcie d’une heure à cause du passage à l’heure d’été.

Antipasti au restaurant Dar Poeta, au Vicolo del Bologna 
Et puis voilà, c’est déjà dimanche. Plus que quelques heures à profiter, au milieu des gnous, de cette ville un peu folle où j’ai dû prononcer une bonne cinquantaine de fois la phrase «allez, il faut s’affirmer», en gros à chaque fois que nous devions traverser la rue au milieu des voitures. Rien à voir avec Beyrouth, certes, mais je préfère être piéton à Berlin plutôt qu’à Rome, tout de même...

Le Panthéon
Ces dernières heures romaines ont toutefois été utilisées à bon escient, comme pratiquement chaque minute de mes quatre jours de découverte : d’abord, un bon bain de gnous au Panthéon, temple romain construit au IIème siècle de notre ère et reconverti en église, bien évidemment. Depuis l’an 609, ce lieu de culte est dédié à Sainte-Marie-aux-Martyrs, une reconversion qui lui a évité de connaître la déchéance et l’abandon comme la plupart des temples antiques, même s’il a été défiguré par deux clochers surnommés «le bonnet d’âne», jusqu’à la démolition volontaire de ces derniers à la fin du XIXème siècle qui a permis de restaurer la digne noblesse originelle du bâtiment.

Vue sur la Piazza della Rotonda
Le Panthéon est donc le temple romain le mieux conservé de la capitale à ce jour, même si l’aménagement intérieur, une surenchère d’autels et de crucifix bling-bling, a été modifié à de très nombreuses reprises pendant ses 1900 années d’existence. C’est aussi la seule église décapotable qu’il m’ait été donné de visiter : le dôme de l’église Santa Maria (le plus grand dôme en briques au monde, deux millénaires après sa construction) est en effet muni d’une ouverture qui, aux origines païennes du temple, permettait aux fumées des sacrifices de s’échapper. Le plus sympa est donc de visiter le Panthéon par une belle journée ensoleillée, histoire de profiter de l’effet produit par le puits de lumière, qui malheureusement ne tombe jamais à la verticale. La pluie, elle, doit tomber à la verticale, mais c’est moins rigolo je suppose...

Le fameux puits de lumière du Panthéon
Ensuite, nous nous accordons une courte promenade sur la Piazza della Rotonda, avant de poursuivre notre laborieuse transhumance vers un autre haut-lieu de la gnouïtude, la célèbre Piazza Navona, construite sur un stade où se déroulaient des courses de chars à la Ben Hur. Elle en garde la forme d’ellipse très allongée, mais les bâtiments, eux, datent surtout de l’âge d’or du baroque au XVIIème siècle. Nous décidons de faire nos touristes «décomplexés» et de nous offrir un Coca-Cola à 5€ à une terrasse de café avec vue sur le Palazzo Pamphili. Dommage, je n’ai pas eu le temps de me faire tirer le portrait par un des 250 artistes présents sur la place.

La Piazza Navona, la Fontaine des Quatre-Fleuves et le Palazzo Pamphili
Puis vient l’heure du départ pour moi : je quitte mes amis, me précipite vers le Corso Vittorio Emanuele, hèle un taxi et donne au chauffeur l’adresse de l’hôtel Aphrodite, sur la Via Marsala. Le chauffeur, l’œil pétillant et avide de conversation, m’assure entre deux éclats de rire qu’en argot romain, «andare a Marsala» veut dire «aller se soûler», si j’ai bien pigé. Je ne comprends pas vraiment toutes ses blagues, mais passe un moment agréable en sa compagnie, tout en regardant le spectacle des rues de Rome pour la dernière fois. Il y a donc bien deux ou trois Romains sympas en fin de compte.

Puis, descendu à l’hôtel, je récupère mes bagages en vitesse et prends le train «Leonardo Express» vers l’aéroport de Fiumicino.

Piazza del Governorato, le Palais, et une partie des Jardins

8 commentaires:

  1. Je vois que tu n'en es pas alle jusqu'a chasser les marchands du temple a grand coups de fouet. Pour ma part je ne me souviens pas d'une telle foule et ai pu contempler la chapelle assez longuement et tranquillement. Je vais profiter de mon sejour ici pour rafraichir tout cela en allant faire une cure romaine un gros week end.

    Juste une remarque profondement nerd au passage, le Gnou est un animal vraiment sympathique et particulierement celebre. GNU, acronyme recursif pour "GnU is not Unix", a l'origine du logiciel libre, linux, licence open sources diverses, Stallman, FSF, etc.

    http://en.wikipedia.org/wiki/GNU_Project

    http://en.wikipedia.org/wiki/Free_software_movement

    http://en.wikipedia.org/wiki/Richard_Stallman

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    1. Non j'ai pas trop le charisme qu'il faut pour les virer comme ça, les marchands du temple. Je sais pas quand tu y es allé, à la Chapelle Sixtine pour l'avoir pour toi tout seul, mais tu as dû bénéficier de conditions vraiment particulières.

      J'aime bien les gnous, qui courent par milliers dans la savane, mais je savais rien sur leur pendant informatique. Je me coucherai moins bête ce soir :-)

      Amuse-toi bien en Italie !

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  2. Purée, t'avais pas les pieds en compote après tout ça? En tous les cas ça me donne vraiment envie d'aller y passer quelques jours, moi aussi! Superbe reportage, merci :)

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    1. Ouf, et moi qui croyais que tous mes lecteurs connaissaient déjà Rome comme leur poche et que ça n'intéresserait pas grand monde, tu me rassures :-)

      Oui c'était vraiment crevant, le genre de vacances 10 fois plus épuisantes que des journées au bureau, mais je dois dire que le bureau ne m'a pas trop manqué pour autant :-)

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  3. C'est sûr que Rome ne manque pas de gnous, mais tu m'as donné envie d'y retourner, et d'organiser des retrouvailles avec mes anciens copains d'Erasmus...

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    1. T'as bien raison, c'est une ville tellement géniale qu'on ne peut qu'y revenir encore et encore... En plus avec l'ouverture du nouvel aéroport, il y aura plus de liaisons directes depuis Berlin, notamment des vols Lufthansa Berlin-Rome, ça c'est cool.

      En tout cas, une fois que tu te retrouveras coincée au milieu d'une foule dense et compacte de touristes, j'espère que tu ne me maudiras pas pour t'avoir encouragée à te jeter dans la gueule du gnou :-)

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    2. :-) C'est ce que je me suis dit, qu'il fallait être complètement masochiste pour avoir envie de retourner à Rome après avoir vu tes photos. Au moins, on ne pourra pas dire que tu ne nous auras pas prévenus...
      Au fait tu savais que dans la gueule du loup "in bocca al lupo", ça veut dire "bonne chance" en italien? J'en aurais bien besoin, si tous les chemins de gnous mènent à Rome...

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    3. Non je n'en avais aucune idée ! Marrant ça. Je ne vois pas trop le rapport et comment ça peut vouloir dire "bonne chance", mais les Italiens doivent avoir leurs raisons... Comme pour "andare a Marsala" après tout. Mais c'est rigolo qu'ils disent "bocca" aussi pour un animal comme un loup : je visualise un loup avec une "bouche"... haha :-)

      En tout cas je vois que tu es aussi calée en expressions idiomatiques italiennes qu'en Berliner Sprüche... Chapeau ! Je suis vraiment impressionné :-)

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Un petit bonjour ?

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